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LE MUR DU SILENCE

En général notre chambre est vide. Il y a quelques visites, pour qui la Tour Eiffel qu’on aperçoit depuis la fenêtre a beaucoup de succès. Le plus souvent en leur présence mon bébé pleure, alors je le mets au sein, et je le laisse s’y endormir. Certains détournent la tête à ce moment, d’autres regardent, la plupart bavassent, s’extasient, font la conversation. On ne parle pas, au fond. Je ne dis pas ma douleur, ma peine. Qui pourrait comprendre, qui a envie d’en parler ? Du reste ça ne se fait pas. Je suis en apesanteur, je suis un fantôme qui plaisante et qui se réjouit.

 

Le temps s’écoule dans un brouillard, j’attends ton père qui ne passe pas assez souvent, pas assez longtemps. En dehors des visites, je sommeille. Des infirmières viennent prendre ma tension. J’explique que j’ai mal : elles regardent la cicatrice, disent qu’elle est très belle. Elles sont perplexes, elles s’en vont. Une sage-femme vient voir ma cicatrice, dit qu’elle est belle, repart. On m’apporte un repas que je ne mange pas. Parfois une puéricultrice passe la tête pour savoir si le bébé va bien. A toutes ces femmes qui passent, je pose des questions pour savoir si je mets correctement mon bébé au sein. J’obtiens des réponses vagues et aucune indication. J’ai apporté deux livres que je ne lis guère, j’écoute de la musique. Il est écrit qu’il ne faut pas dormir avec le bébé dans le lit, mais j’ai bloqué un côté avec le traversin d’allaitement que j’ai apporté et je m’endors avec le bébé sur ma poitrine ou sur mon flanc.

Les écouteurs sur les oreilles, je sommeille, on nous laisse seules et c’est bien. Je reste avec toi suspendue à mes seins.

 

La tétée, c’est le seul moment où je sais qui tu es et qui je suis.

Le reste du temps, j’essaie de retrouver ta trace, de retrouver le bébé à qui je parlais dans mon ventre, qui battait des pieds et dont je caressais la tête à travers ma peau …

J’essaie aussi de réunir les lambeaux de moi qui traînent. J’ai perdu ma consistance, je n’existe plus guère dans cet hôpital. Je suis « la-maman-de » pour les puéricultrices, qui ne font pas l’effort de retenir mon nom ou mon visage. Les infirmières ne passent guère, sauf pour leur questionnaire imbécile sur la douleur – comme si la souffrance n’était que physique – ou pour prendre ma tension, des moments où je ne suis qu’une patiente sans identité. Même ton père me marchera dessus pour atteindre plus vite ton berceau quelques nuits après notre retour chez nous.

Je me suis perdue au détour d’un couloir, je suis attente et douleur, je suis perplexité face à ce bébé inconnu – mais si beau que je suis aussi admiration mêlée d’étonnement.

J’essaie de rire et de plaisanter avec les infirmières, avec les visiteurs, parce que ça se fait et c’est important d’être sympa. Parfois même je redeviens moi sous le masque que j’ai plaqué sur mon visage.

 

Il y a la douleur.

 

Au début je ne peux pas me lever, je suis attachée par la perfusion et par la sonde urinaire. Celle-là, c’est seulement au moment où on me l’enlève que je réalise sa présence. Après il faut calculer les boissons, parce que me lever n’est pas anodin, et uriner est si inconfortable que j’évite d’aller aux toilettes trop souvent. La fin est douloureuse, je ne sais pas pourquoi. Plus tard, je lirai dans le compte-rendu de l’opération « décollement de la vessie » et je comprendrai mieux, là l’infirmière me dit juste de bien tenir mon ventre.

 

Il y a le moment de la toilette. La première fois les infirmières m’assoient sur un tabouret en plastique rembourré, devant le lavabo, me tendent un gant jetable (en me rappelant, avec un ton de reproche, d’apporter le mien – sotte que je suis, je n’avais pas réalisé que l’hôpital ne fournit rien). Elles me savonnent les seins, le ventre, le dos, les bras, posent le siège dans la douche, je suis sensée me rincer. La douleur me transperce. Je me cramponne au lavabo, je ne peux pas bouger, j’ai trop mal, je pleure. Une infirmière me dit d’ouvrir les yeux, me crisper va augmenter la douleur. Elle a sûrement raison mais je ne peux pas. Je ne suis qu’une boule de douleur. On me lève, on pose le siège en face du lavabo, on passe le gant pour me rincer, en me disant que demain il faudra que ce soit moi qui le fasse. Ton père arrive, l’infirmière qui est dehors lui dit que je suis dans la salle de bain et que j’ai très mal. Elle me réconforte, me dit que ça va s’arranger, que je suis courageuse. Au moins celle-là est plus fine que l’autre. J’essaie de reprendre contenance, mais les larmes coulent sans que je puisse les arrêter, je dois m’appuyer sur quelqu’un, je ne tiens pas debout. Ton père ne sait pas trop quoi faire, il est désolé.

Le lendemain, j’attends que les infirmières viennent m’aider, ce ne sont pas les mêmes. Mais elles tardent, j’ai peur que l’heure du bain du bébé ne passe, je me décide. Je traîne le tabouret en plastique rembourré sous la douche (je viens de comprendre pourquoi les sièges sont en plastique) et je me douche, en évitant le ventre. Mais je n’arrive pas à éviter que l’eau qui rince ma poitrine ne descende tout droit et à nouveau, la douleur est fulgurante. Je serre les dents, j’essaie d’ouvrir les yeux, je suis seule, mon bébé est dans son berceau et commence à s’agiter. J’ai tellement mal que je ne peux pas respirer.

Les infirmières arriveront plus tard, et quand je leur dirai, l’air de rien, que j’ai déjà pris ma douche, elles n’auront pas un mot de félicitation, d’admiration pour mon courage, et je me sentirai idiote d’avoir été si fière de moi.

Pendant 15 jours, la douche restera un moment de terreur pure.

Après être rentrée dans l’appartement, j’attendrai le troisième jour avant de prendre une douche, et je tournerai pendant près de deux heures autour de la cabine en faisant mille petites choses, tant j’aurai peur d’y entrer. Je n’y entrerai finalement que parce qu’il n’y a que deux heures entre les tétées, et il me faudra encore une quinzaine de jours avant d’oser laisser l’eau couler sur mon ventre sans un mouvement de recul ou un sursaut. Mon premier shampoing sera au lavabo.

J’ai eu trop mal.

 

Il y a aussi le bain et les changes. Il faut traverser un très long couloir : je ne sais pas pourquoi, la « crèche » à laquelle on a affecté mon bébé est la plus éloignée. Il y en a une en face de ma chambre mais je n’y ai pas accès. Les deux premières fois, je reviens en fauteuil roulant, tant la douleur au ventre est insupportable. Je m’obstine, je veux savoir m’occuper de toi.

Le 3ème soir une puéricultrice passe et me bouscule « bon cette fois c’est vous qui changez votre bébé », sur un ton de « lève-toi feignasse » qui me fouette. Qui est-elle pour me parler ainsi ? Est-ce qu’elle sait ce que je vis dans ce couloir interminable ? J’ai essayé de me lever la nuit, la veille j’ai accompagné la puéricultrice, dans la nursery en face de la chambre, pour qu’elle me remontre les soins … Dans la journée, depuis qu’on m’a retiré la sonde, je me lève et j’accompagne mon bébé.

C’est le moment que je redoute.

Je réussis à te donner le bain mais ensuite je ne peux plus tenir debout, je dois m’asseoir, les larmes coulent sans que je ne puisse rien faire, la pédiatre grimace en voyant que j’ai posé mon bébé très près du bord, même si je la tiens – mais assise, je ne peux pas faire mieux.

Dans la journée, chaque change est une torture. Je repars en me cramponnant au chariot dans lequel se trouve le berceau.

Au début j’essaie de mobiliser mes muscles pour réussir à sourire à ceux qui vont s’inquiéter de me voir traîner ainsi, à tous petits pas, le visage ruisselant de pleurs … mais personne ne s’inquiète, personne ne me parle, on me regarde passer. Ca doit être normal. Alors je baisse la tête et je regarde mes pieds glisser, en comptant les pas qui me rapprochent de la chambre, trop lentement. Quand j’arrive je n’ai la force que de m’allonger et de pleurer. Ensuite je demande pardon au bébé, je dis que ce n’est pas sa faute mais maman a mal.

Petit à petit je domestique la douleur, j’apprends à économiser mes antalgiques, un avant le départ, un au retour, je le prends et je m’allonge, en tentant de retenir les sanglots et de détendre mon corps.

Deux heures plus tard, des infirmières passent pour me demander si j’ai mal, sur une échelle de 1 à 10. Au début je réponds, j’explique, et puis au fil des jours je renonce. Rien ne change,  on ne me donne rien d’autre, on ne me croit même pas : avec une cicatrice aussi belle je ne peux pas avoir mal. J’ai trop mal et je les emmerde.

 

Il y a les autres souffrances.

L’image dans le miroir, une fille laide, fatiguée, les cheveux ternes, et le choc immense de ce ventre qui pend comme une poche par-dessus la cicatrice. Je ne veux même pas affronter cette image. Je la nie, je détourne mon esprit. Ca ne pourra pas se résorber, je ne veux pas penser maintenant à ce que va être ma vie avec ce ventre.

 

L’éruption de boutons … moi qui croyais que les démangeaisons avaient cessé, les voilà de retour. Je découvrirai plus tard que si je ne sens plus les démangeaisons sur mon ventre c’est tout bêtement parce qu’on a coupé les nerfs. Mais mes jambes se couvrent de boutons rouges, mes bras, mes mains. Ma poitrine est épargnée, je peux continuer à allaiter. Avec la douleur au ventre, voici un nouvel inconfort, ça me démange tant que je n’arrive pas à me retenir de me gratter. Je serre les dents dans la journée, je frotte mes membres contre les draps pour ne pas utiliser les ongles et épargner ma peau, je demande aux infirmières … l’une d’elle pense que c’est la gale, une autre craint une réaction à l’ampoule de morphine, une sage-femme passe, une interne en gynécologie passe à son tour, repasse, repasse encore, elle cherche un traitement … en cinq jour, pas un dermato ne viendra. Personne n’est même capable de dire si c’est une réaction allergique à un produit. On finit par me donner … de la polaramine, seul médicament compatible avec l’allaitement, et encore. Totalement inefficace. On me dit que tant que je n’ai pas de vésicules entre les doigts ce n’est pas grave … une heure après j’en aperçois, je ne sais pas depuis combien de temps les boutons sont là. Je frotte mes doigts, je me réveille les jambes en sang, la démangeaison est intenable, elle ne cessera qu’au retour à l’appartement, nul ne saura jamais me dire ce qui s’est passé.

 

Il y a ces heures seules à pleurer en demandant pardon à mon bébé, en lui disant que ce n’est pas sa faute, mais je pleure, j’arrive encore à rire en pensant qu’avec toute cette eau que je perds je vais devoir boire et aller aux toilettes, puis les larmes reviennent, la peine me submerge, et je m’y noie, c’est mon seul soulagement.

Le moment de la césarienne, ces heures d’attente, que je revis, toutes les nuits de mon séjour, encore et encore, en boucle.

Tu as quatre mois aujourd’hui et ce moment me hante encore, comme une blessure mal cicatrisée qui me lance le soir, ou quand je suis seule.

 

Il y a la honte. Par-dessus tout, il reste la colère et la honte. La colère contre ceux qui ont pris cette décision sans un mot d’explication raisonnée, sans prendre en compte mon souhait, sans doute pour se simplifier la vie en évitant le risque qu’avec un effort, ça se passe bien. Ceux qui m’ont traitée comme une génisse, sans s’intéresser à qui nous étions, sans m’adresser un mot, sans plus de considération que pour un matériau vivant – une plante doit les émouvoir davantage.

Et il y a le petit Noé, mort né, ton petit frère de yoga qui n’a pas eu ta chance, il y a tous ces enfants que je découvre, qu’on a dû soigner, veiller, mettre sous oxygène, qui ont souffert, il y a tous leurs parents qui ont pleuré de peur et de chagrin, qui se battent avec leur enfant pour l’aider à grandir, il y a tous ces gens qui auraient donné leur vie pour prendre notre place et avoir cette naissance si simple, avoir un enfant si plein de santé. Et il y a la culpabilité de ne pas pouvoir m’en consoler, de souffrir autant, jour après jour, de ne pas me satisfaire de ta santé, de la mienne, de ton visage si pur, de ton petit corps si parfait, de ton petit cerveau qui fonctionne et qui grandit si bien. Je t’aime tant – mais il y a la colère et la honte, et je ne sais pas encore quoi en faire.

Mais ça viendra.

 

MON BEBE AERIEN

J’ai mis du temps à te reconnaître, mon petit amour, à retrouver le bébé que j’avais porté. J’ai vu ton père t’embrasser, en te changeant après le retour de la maternité, et j’ai réalisé que je n’avais jamais embrassé mon bébé, pas un bisou, rien, juste des soins attentifs mais désincarnés … Alors j’ai commencé. C’était artificiel au départ, mais ça me faisait du bien. Et mon bébé a appris à téter, de mieux en mieux, on m’a montré comment la positionner … nous sommes restées collées l’une à l’autre pendant des semaines, la nuit tu dormais contre moi, sur mon ventre ou contre mon flanc … Comme si, dans ton immense sagesse, tu avais recréé un cordon invisible, un lien charnel, juste pour nous donner à toutes les deux le temps qu’il fallait pour le dénouer à notre rythme.

Je ne sais pas quand c’est arrivé, mais tu es là et je sais qui tu es, et je t’aime de toutes mes forces. Les câlins ne sont plus réfléchis, je danse avec toi, je te chante les chansons que je te chantais quand tu étais dans mon ventre, et tu cesses tes pleurs et tu m’écoutes en levant vers moi tes si beaux yeux en amande.

Et tu me souris et le monde peut exister.

Quelqu’un m’a dit, il y a peu de temps, que ce n’était pas seulement mon accouchement, mais que c’était d’abord ta naissance, et que c’est toi qui avais choisi la voie du haut. Et j’ai repensé à toutes ces fois où je te disais en plaisantant qu’il fallait que tu te retournes, tu te trompais de côté pour la sortie … Peut-être que tu ne te trompais pas mon amour.

Ca ne veut rien dire et pourtant ça fait sens pour moi. Mon bébé qui a choisi la voie du haut, la voie des airs, mon trésor qui a refusé de se retourner, qui a fait croire, dernière facétie de fœtus ou première blague de bébé, qu’il était plus gros que la réalité, et qui est sorti par le haut …

Ce n’était pas mon rêve mais peut-être que c’était le tien. Alors je m’y ferai, puisque c’est bien.

Mon lutin aérien.

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