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Ce qu’il reste c’est un choc immense, la culpabilité de n’avoir pas tenu tête, le souvenir de la douleur, d’un couloir interminable peuplé d’ombres muettes, le silence, un sentiment de solitude et d’aliénation, la colère et la honte.

 

J'ARRIVE !

 

Mon bébé je ne sais pas si tu te rappelles, le 24 août au soir, j’ai regardé une émission sur la maternité de la Pitié Salpetrière. Il y avait des sujets tristes, et d’autres moins. Devant tous ces bébés qui naissaient je t’ai rappelée à l’ordre, mon petit bout, qui paressais nonchalamment dans mon utérus. Puisque tu n’avais pas voulu te retourner pendant la version, luttant de toutes tes petites forces contre le docteur, puisque tu étais encore en siège et que la date du terme se rapprochait, j’avais très peur qu’on ne me programme une césarienne. J’avais rendez-vous à la maternité le samedi 26 à 9h, j’avais reculé le rendez-vous le plus tard possible, je voulais tant que tu naisses normalement ! Avec mon bassin large – qualifié de « très beau » - j’étais sûre que tu pouvais passer. Et je sentais à tes vigoureux coups de tête et de pieds que tu étais toujours dans la bonne position, jambes tendues devant toi.

Mais tu ne sortais pas … Alors un peu après minuit, en éteignant la télé, je t’ai dit que si tu ne te dépêchais pas de naître, les docteurs viendraient te sortir de force !

 

Eh bien personne ne te force à rien, ma têtue.

 

1h après, je cherchais encore une position pour dormir – tu remuais trop. J’ai mis la main de ton papa sur mon ventre pour qu’il sente à quel point tu gigotais. Et là, poum, un grand coup de pied. Il l’a senti, mais moi j’ai surtout senti le liquide qui trempait ma chemise de nuit « meringue » (la seule dans laquelle je rentrais, achetée exprès pour la grossesse : une chemise qui tombait jusqu’aux pieds, en coton blanc, avec un volant, ton papa appelait ça la chemise « Laura Ingalls » et moi je trouvais que j’avais l’air d’une grosse meringue blanche).

 

J’ai eu une seconde de flottement (c’est le cas de le dire)… et puis j’ai sauté hors du lit en rugissant que « je crois que je perds les eaux ! » et j’ai bondi (enfin, autant que possible avec mon ventre énorme) jusqu’à la salle d’eau carrelée, pour épargner la moquette. Ton papa s’est levé, un peu ahuri, et m’a apporté des torchons propres pour que je me fasse une « couche-culotte ». En les ajustant, j’ai pensé au temps qu’il m’avait fallu pour les repasser, debout avec mes jambes gonflées, et j’ai ri !

 

Et puis je les ai senties arriver : les contractions. Des contractions fortes, puissantes, mais pas douloureuses. C’est le ventre de maman qui te masse, mon trésor, pour te dire qu’il est d’accord et que oui, c’est cette nuit que tu sors.

A chaque contraction je perdais un peu de liquide amniotique, j’ai mis ma main sous moi pour en recueillir, sentir son odeur, et ton odeur à toi. J’ai repris des torchons, enfilé un pantalon, et puis j’ai commencé à réunir nos affaires. Ton sac, ça faisait 1 mois qu’il était prêt, j’avais choisi chaque tenue, j’avais fouillé frénétiquement les magasins pour y dénicher des bonnets, des chaussons, j’avais tricoté des brassières faute d’en trouver, j’avais soigneusement tout préparé pour ton petit séjour …

Mon sac à moi commençait à être complet … sans doute parce que je commençais à être prête. Je crois bien que la seule chose que j’avais peur d’oublier, c’était mon appareil photo. J’avais aussi préparé et chargé mon baladeur i-pod, que je posais tous les soirs sur le sac pour ne pas l’oublier, au cas où.

J’ai énervé ton père en tournant en rond, au dernier moment à la recherche de livres que je pourrais lire dans la salle de travail, puisque le travail dure des heures … J’en ai choisi 4. Des gros.

Les contractions étaient fréquentes, je n’arrivais pas à faire les exercices répétés en cours de yoga prénatal ! J’ai dit à ton père, forte de la science accumulée au cours de mes lectures, que nous avions le temps avant de nous mettre en route. Nous nous sommes assis devant la table du séjour, j’ai tendu à ton père le formulaire d’état civil où nous avons pour la première fois inscrit tes prénoms et tes noms. Ton père chronométrait les contractions, et à ma grande surprise elles arrivaient toutes les 3 minutes en moyenne. Moi qui pensais devoir attendre une demi-journée, après un long bain, pour parvenir à une fréquence de 5mn … les choses ne se passaient pas comme je l’avais lu, je cherchais dans mes souvenirs, combien de temps faut-il rester chez soi après la rupture de la poche des eaux ? J’ai appelé la maternité, il était près de 2h du matin. La sage femme a été claire : « Venez immédiatement ! ».

Oups.

J’ai changé vêtements et couche improvisée, j’ai laissé 2 livres sur les 4, nous sommes partis. J’étais assise sur une pile de serviettes, cramponnée à la poignée du toit de la voiture, pour amortir les bosses de la route. Les contractions commençaient à être moins confortables, à m’envahir totalement, je serrais les dents.

J’étais euphorique : mon bébé arrive, mon bébé va venir tout seul ! toute ma vie j’aurai vécu ça, la perte des eaux, les contractions.

C’est toujours vrai, tu sais. Tu as choisi ton heure et j’ai tellement de chance d’avoir vécu cela.

Nous sommes rentrés par la porte des urgences et avons sonné : un coup, et non deux ! un coup, le code de la maternité pour annoncer « là c’est un accouchement » … Cette fois c’était pour de vrai, c’était le grand jour.

Il y avait des gens qui attendaient assis, je me disais « est-ce qu’ils réalisent que mon bébé arrive ? »

On m’a fait rentrer pendant qu’on envoyait ton père s’occuper des formalités d’admission. Il était 2h45 environ, j’avais perdu les eaux 1h et demie plus tôt. Une sage-femme m’a examinée, m’a dit « un bébé en siège ! c’est le deuxième dans la nuit, c’est rare ! Pour l’autre ça s’est très bien passé, j’espère que pour vous aussi ça va aller ». Elle a regardé mon dossier et a vu la radio de mon bassin « vous avez un beau bassin ».

J’ai fait le test d’urine : même ce jour là il faut le faire ! et abandonné mes vêtements souillés en tas, au pied de la table d’examen.

 

LE DEBUT DU TRAVAIL

On me pèse, la balance annonce un poids ahurissant. On m’examine, j’explique que d’habitude tu as la tête à gauche … mais là on la trouve à droite. Cinq minutes après, une autre sage-femme lit mon dossier puis m’examine, sans me dire pourquoi. Je lui dis que tu as la tête à droite. Elle me fixe, puis répond sans plus de commentaire que non, ta tête est à gauche. Lors de chaque examen qui suit, ta tête a changé de côté. Tu fais des pirouettes dans mon ventre mon bébé joli. Je croyais que tu dormirais, mais non, tu es bien réveillée, tu vas naître. Bientôt nous serons deux.

 

Le verdict tombe : « vous êtes dilatée à 6cm ». Je n’en reviens pas. Je croyais qu’il fallait des heures pour en arriver là. Une vague de bonheur me transporte. Cette fois c’est sûr : tu vas arriver, tu vas naître normalement, par en bas, c’est presque gagné, oh mon bébé, j’en ai tant rêvé de cet accouchement normal qui allait m’être refusé, et tu me fais ce cadeau …

 

On m’amène en salle de travail, je dois m’allonger pendant qu’une interne réalise une échographie pour vérifier ta position et ta taille. On ne m’explique pas vraiment mais j’énonce ce que j’ai appris lors de la tentative de version, et la sage-femme approuve. Je demande où est ton père, on me dit qu’il est revenu mais attend derrière la porte que ce soit fini. Les contractions sont toujours aussi fréquentes, accompagnées d’une douleur sourde qui gagne en puissance. L’anesthésiste attend pour me poser la péridurale que l’interne ait fini ses mesures, mais elle ne se presse pas. Elle me dit que la position est bonne mais que pour l’estimation du poids elle va recommencer parce que « ça ne colle pas avec ce qu’on attendait ». Tu es plus légère que les mesures des mois derniers le laissaient présager. L’interne recommence, elle y passe un temps fou. Je serre les dents, j’ai envie de la bousculer, elle retarde la péridurale. Elle retarde aussi l’arrivée de ton père. Enfin elle se redresse, elle a ce qu’elle voulait, une estimation à 3,9kgs. Elle me dit que c’est gros, et qu’elle va voir le médecin de service, parce qu’il va peut-être falloir recourir à une césarienne. Je lui dis que je préfèrerais éviter.

Je n’y crois pas. Tout se passe bien. Tu vas naître. Dans l’immédiat je profite d’un nouveau moment à découvrir, qui m’intriguait tant : la pose de la péridurale. Je suis surprise de voir à quel point ça marche bien, et vite. Ton père entre enfin. Il y a du monde dans la pièce, mais je ne vois que lui, je lui souris, j’ai une inquiétude en arrière plan mais je l’identifie mal, on a dit quelque chose mais quoi ? Je suis concentrée sur les sensations que j’éprouve, la fin de la douleur, le monitoring …L’interne revient avec un médecin. Le médecin, une femme, regarde les mesures, pas moi, et dit sans croiser mon regard que le bébé est gros, on va sans doute devoir faire une césarienne. Je lui dis mollement que je voudrais éviter, d’un coup la réalité de ce qu’elle annonce me percute. Je suis sonnée. Ce n’est pas possible. Tu arrives. Le  médecin repart « consulter l’équipe ».

Il y a 3 jours j’ai fait un cauchemar, on me disait « c’est une césarienne », j’étais sur un chariot, je me cramponnais à tout, aux meubles, aux portes, je criais que je ne voulais pas.

Mais là, je suis pétrifiée.

 

LA SENTENCE

Le médecin revient et décrète : on fait une césarienne. Je supplie, sans force, je ne m’entends même pas. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas quoi dire. Elle assure que c’est mieux pour éviter les risques. Quels risques ? j’ai un très beau bassin.

La sage-femme me soutient, continue les mesures à l’entrée de mon vagin, explique que je voudrais un accouchement par voie basse … Un échange de regard avec le médecin et elle se tait. Elle a quand même noté que j’étais dilatée à 8cm. J’ai perdu les eaux il y a 2h30.

On vient me préparer, me raser, me badigeonner, me poser une sonde, on ne m’explique rien, l’anesthésiste change le dosage de la péridurale, le monde a basculé et je ne comprends plus rien. Je ne sais pas quoi faire. Je demande si ton père peut venir, le médecin me regarde enfin, indignée, et refuse net « c’est un bloc opératoire ». Mon cœur s’arrête, on m’avait dit que le père pouvait être là, sans lui ce n’est pas possible, ça ne peut pas être vrai …

Je suis perdue.

Des gens s’affairent, je serre la main de ton père, je pleure.

Je pleure, c’est tout ce que je sais faire.

Je ne refuse pas, je ne hurle pas, je ne me bats pas, je ne me cramponne pas aux meubles. Je pleure, c’est tout ce que je fais. Je suis conne. Je suis perdue. Je suis désagrégée. Ton père est désolé mais il ne dit rien.

On emmène le chariot, je pleure, je serre la main de ton père de toutes mes forces, et puis je dois la lâcher, et je suis seule, et il fait froid. Il y a des couloirs, un ascenseur, d’autres couloirs, une salle, le chariot s’arrête. Une table, un rideau bleu tendu très haut, je ne vois personne. L’anesthésiste est à côté, je sens sa présence. Il est embêté de me voir sangloter. Je suis là, étendue comme une idiote, on m’ouvre le ventre, je ne veux pas, mais je me suis soumise et je pleure. Je pleure sans pouvoir m’arrêter. Je sens un contact contre ma main, comme si on tâtait mon pouls, je serre la main, je n’ai plus que cela au monde, la main se dégage doucement. Je vois des ombres chinoises s’agiter derrière le rideau bleu. J’entends une voix dire « j’aperçois la tête ». Je me fige, les larmes s’arrêtent, je retiens mon souffle.

Soudain, j’entends les pleurs, c’est comme un coup au plexus, mon cœur s’arrête, je suis aspirée vers l’avant, tout mon air sort dans un cri : « mon bébé ! »

Je ne suis plus qu’attente éperdue. Mon bébé.

Deux mains brandissent le bébé au-dessus du rideau bleu, comme au théâtre de guignol. Les yeux sont fermés, je ne croise pas son regard, je tends ma main libre pour toucher sa joue mais je ne suis pas assez rapide, je n’ai le temps que de l’effleurer et on l’emmène hors de ma vue. Je l’entends pleurer, hurler, mon bébé, qu’est-ce qu’ils lui font ? On ne me parle pas. Plus tard je lirai que mon liquide était teinté, et qu’on a aspiré le bébé par tous les trous, encore plus tard j’apprendrai ce que ça signifie, et qu’on a bien fait. Pour l’instant, je les hais. Je sanglote à nouveau, je trépigne, je veux mon bébé. Je ne sais pas ce que j’ai ressenti, pas cette vague d’amour dont parlent les livres, pas ce submergement de bonheur, pas cette puissance animale, je sais juste que c’était fort, c’est mon bébé, je veux croiser son regard, je veux qu’on se reconnaisse.

 

D’un coup tout s’obscurcit, j’ai une nausée, l’air me manque, je suis obligée de me concentrer pour respirer, je ne vais pas mourir là ?

Je dis à l’anesthésiste que ça ne va pas, il me répond doucement qu’effectivement j’ai une baisse de tension, on vient de me mettre une perfusion pour faire remonter ma tension. Je laisse ma tête tomber sur le côté, et je vois, dans le reflet d’une vitre que la nuit transforme en miroir, les médecins en train de me recoudre. Sans mes lunettes c’est un peu flou mais je regarde, c’est mon corps ce truc grotesque un peu sanguinolent, ça ne me fait rien, sauf que je suis d’un coup furieuse de ne pas avoir vu cette vitre plus tôt, j’aurais pu voir mon bébé sortir de moi.

Ma tension doit remonter, je me sens mieux, il y a un mouvement et la vitre est masquée, peut-être qu’elle l’était pendant la naissance, je m’en veux quand même de n’avoir rien remarqué.

Ma tension est définitivement revenue à la normale, j’ai retrouvé ma voix, je recommence à geindre, à trépigner, à pleurer, à supplier « mon bébé, je vous en prie, ramenez-moi mon bébé »

Quelqu’un dit dans le langage médical codé qu’il y a un souci à cause de j’ai oublié quoi, la femme médecin dit d’un ton sec « non, c’est pas ça le problème », je pense que c’est moi qui l’énerve mais je l’emmerde, je veux mon bébé.

Plus tard j’apprendrai que j’ai fait une hémorragie, perdu pas mal de sang, et peut-être que le médecin envoyait un avertissement pour qu’on ne l’évoque pas tout haut, alors que j’étais manifestement très réveillée. Ou peut-être pas. Quoique … je ne pense pas avoir réussi à l’énerver, je ne suis pas sûre qu’elle avait noté ma présence.

 

La sage-femme qui avait tenté de tenir tête au médecin me ramène mon bébé … Le bébé a cessé de hurler et a ses petits yeux tout fermés, ses petits poings crispés comme ils le resteront pendant près d’un mois, il te faudra ce temps pour t’ouvrir en accordant ta confiance au monde dans lequel tu as été jetée un peu brutalement. Mon tout petit bébé que je n’ai pas su protéger …

Je ne parviens pas à croiser son regard, je vois que c’est une fille, je lui caresse le visage avec ma main libre, je lui parle tout doucement, je pleure, je n’avais jamais vu de nouveau-né avant, celui-là c’est le mien, elle n’ouvre pas les yeux, je ne la reconnais pas, je croyais que ce serait immédiat, et comment va-t-on la mettre au sein pendant qu’on me recoud ? Je ne peux pas détacher mon regard et ma main, la sage-femme me dit doucement qu’elle va devoir emmener le bébé, il fait froid. Je dis oui, son papa l’attend, elles partent et je reste seule, avec les ombres qui s’agitent et que je ne sens pas.

Personne ne me dit qu’on va surveiller la respiration de mon bébé, à cause du liquide teinté, personne ne me dit non plus qu’elle a eu 10 aux tests successifs et qu’elle va bien. C’est ton père, et le carnet de santé, qui me l’apprendront plus tard.

 

Voilà, c’est terminé apparemment. Le médecin s’en va sans un mot, sans un regard pour moi.

 

Mon bébé est né, c’est sans doute un peu grâce à ce médecin. Je me sens coupable, mal élevée, je dis à une des silhouettes de lui dire merci. On ne me répond pas.

Je n’en pense pas une syllabe de toute façon, qu’est-ce qui m’a pris ?

 

L’ATTENTE

Le chariot se remet en mouvement, encore des couloirs, je dis au revoir à l’anesthésiste qui a le même prénom que ton père, et dont c’est le dernier jour dans cet hôpital. J’arrive dans une salle avec plein d’autres chariots et de corps dessus. On gare mon chariot près du box des infirmières, on dispose des paravents au bout, quelqu’un lit mon dossier et me demande si j’ai mal, je réponds que non, la péridurale fait encore effet.

Je suis vaseuse. Personne n’a jugé utile de m’expliquer que j’avais perdu du sang, même en salle de réveil. Je me sens très fatiguée.

Pourtant je n’ai aucune chance de m’endormir. Il y a un type en face dont les ronflements sonores m’irritent, et de toute façon je suis trop occupée à surveiller la pendule, en hauteur sur ma droite. On m’a dit que je devais rester en salle de réveil 3 heures.

Sous l’horloge il y a une femme avec un pansement plein de sang et d’autres fluides, sur le nez et le visage, c’est repoussant, terrifiant, je ne veux même pas regarder ça. Mais je vois ce pansement ensanglanté à chaque fois que je tourne la tête vers l’horloge, et je ne fais que ça.

J’entends une infirmière dire « votre femme est par là », je devine que ton père arrive. On arrange les paravents pour nous ménager un peu d’intimité. Il t’a vue, tu es dans une couveuse, on l’attend pour faire ta première toilette. Il me dit qu’il a pleuré. Je ne l’ai pas vu, je ne l’aurai jamais vu, on m’a volé ce moment aussi …J’essaie d’en savoir plus, mais ton père n’a jamais su raconter l’émotion. C’était son bébé, il était content de voir sa petite tête ronde.

Il reste un peu avec moi mais je suis entièrement tendue vers mon bébé, je le supplie d’y retourner, elle ne connaît que nous, que nos voix, nos odeurs, c’est horrible ce qui lui arrive. Il repart. Je m’installe dans mon cauchemar.

Je commence à sentir mes jambes, mes membres, l’effet de l’anesthésie se dissipe. Je le dis à un infirmier, qui vient me poser la question. Je demande quand je vais pouvoir remonter, il me répond qu’il faut rester 3 heures, ça fait une demi-heure que je suis là. Il me demande si j’ai mal. Je ne sais pas, de toute façon ça ne se fait pas de se plaindre. Je me dis que si j’ai mal j’appellerai.

Je découvre qu’on ne peut pas appeler, tout le monde dort, il y a un peuple fou. Avec les paravents personne ne me voit.

J’attends. Personne ne passe. Je commence à m’inquiéter. Quand est-ce qu’on va m’apporter mon bébé pour que je le mette au sein ? la première tétée doit avoir lieu dans les 2 premières heures après la naissance, je le sais, c’est critique. Et où vais-je la mettre au sein ? je suis coincée entre un pansement affreux à droite et des blessés partout en face.

L’aiguille de la pendule ne bouge pas. Je commence à avoir mal. L’infirmier repasse, me demande si j’ai mal sur une échelle de 1 à 10, où 10 c’est insupportable. Je jette un bref coup d’œil au pansement, ça doit faire horriblement mal, moi à côté je dois être à 4, je ne sais pas, quand est-ce que je remonte ? Mais il est déjà parti.

Il revient un peu plus tard, il me redemande, j’ai toujours mal et je m’en fiche, je suis suspendue à l’aiguille des heures, les deux heures sont écoulées, je ne comprends pas, pourquoi mon bébé n’est pas venu ? Je demande où est mon bébé, l’infirmier dit qu’il va me poser une perfusion de morphine, pour le bébé il ne sait pas.

J’essaie de me contrôler pour ne pas regarder l’horloge. Le pansement affreux a une respiration hachée, et en face ça ronfle toujours autant. Il y a un nouveau chariot avec quelqu’un qui explique où il a mal. Je suis toute seule. Je n’arrive pas à me retenir de regarder l’horloge et à chaque fois je prends la vision du pansement hideux en plein visage. L’aiguille ne bouge pas, je me sens confuse et épuisée mais l’inquiétude reste là.

J’attends.

Ca va faire deux heures que je suis arrivée, deux heures et demie que mon bébé est né. La pauvre, elle doit avoir faim. Je n’ai personne à qui poser la question, personne ne passe, je ne peux pas appeler, je n’ai pas de sonnette et je n’entends personne arriver.

Je ne sais pas quoi faire.

J’attends. L’enfer ressemble à un chariot avec des paravents bleus, et une horloge qui ne bouge pas.

Finalement une femme vient me demander combien j’ai mal sur une échelle de 1 à 10, je réponds et elle disparaît, je reste seule avec le pansement affreux et l’horloge au-dessus.

Je suis de plus en plus nerveuse, deux heures et demie, une infirmière que je n’avais pas vue passe et demande si j’ai mal. C’est le changement d’équipe, je demande d’une toute petite voix quand je vais pouvoir remonter, il faut que j’allaite mon bébé. Je me sens à bout.

Elle me répond très gentiment qu’il faut d’abord que je n’aie plus mal.

« Je n’ai plus mal ! » : la phrase est sortie sans que je n’aie eu le temps de la penser.

Elle rit gentiment et m’assure qu’il faut vraiment réguler la douleur avant de remonter, après il sera trop tard. Elle me demande combien j’ai mal, sur une échelle de 1 à 10, je réponds encore 4, j’ai le pansement souillé dans la vision périphérique de mon œil droit. Je demande comment on va me faire sortir, puisque je suis sensée partir dans 30 minutes. Elle me dit qu’il faut qu’un médecin passe pour signer l’autorisation.

Je n’ai pas vu un seul médecin. Elle promet de me l’envoyer. Elle repart.

Il n’y a plus personne. Quelqu’un vient de temps en temps parler au pansement à côté et lui poser des questions, la personne a mal, je me sens coupable d’être si révulsée. Mais je profite du mouvement pour regarder l’horloge sans voir le pansement sanglant.

Le médecin ne passe pas.

Le médecin ne passe toujours pas.

Ca va faire trois heures que je suis là.

J’arrive à faire signe à l’infirmière quand elle passe, elle me demande si j’ai mal, m’assure à nouveau que le médecin arrive.

Les trois heures sont écoulées.

Je craque.

L’infirmière passe, je la supplie, je sanglote, mon bébé est né depuis 3 heures et demie, je ne l’ai presque pas vue, je dois la nourrir, je vous en prie laissez moi y aller …

L’infirmière fait un geste comme pour me prendre dans ses bras. Elle est le premier moment d’humanité que je rencontre ici. Elle se désole « il ne faut pas pleurer ». Elle dit qu’elle va chercher un médecin, et appeler les brancardiers, je vais partir. Je ne quitte plus des yeux l’horloge, chaque minute me transperce. Je pleure silencieusement, sans pouvoir m’arrêter.

L’infirmière a réussi à traîner un médecin jusqu’à mon chariot, on me signe ma « sortie ». Des brancardiers arrivent, cette infirmière est prodigieuse, j’apprendrai après qu’au mois d’août et à cette heure, trouver des brancardiers si vite est un petit miracle. En principe c’est le pansement sanglant qui doit remonter d’abord, mais l’infirmière s’interpose et lui demande si elle accepte de me céder sa place « c’est une jeune maman, c’est son premier enfant ». La dame dit d’accord, plus tard je serai éperdue de reconnaissance, là je ne dis pas merci, je ne sais même plus que d’autres gens existent, l’horloge indique que je suis là depuis plus de 3h30, mon bébé est né il y a quatre heures … je remercie l’infirmière en pleurant, les brancardiers débloquent le chariot et le mettent en route, à travers couloirs et ascenseurs.

 

REMONTEE

J’arrive dans une chambre dépouillée, tellement silencieuse … je vois d’abord une chaise en plastique puis, au fond, ton papa assis dans un fauteuil en imitation simili-cuir. A côté de lui, comme un bac en plastique transparent sur un chariot. On approche mon lit et mon regard est aimanté. La pièce s’estompe autour des parois de plastique. A travers, je reconnais la couleur du pyjama que j’ai choisi pour le jour de ta naissance … Le plexiglas s’approche, au fond il y a un bébé, qui dort. Je croyais que tous les bébés étaient laids à la naissance, mais celui-là est si beau …Il a deux bracelets à ses touts petits poignets, avec dessus les noms que nous t’avons choisis. Je le bois des yeux. Je n’ose pas le toucher de peur de troubler son sommeil. Ses yeux fermés, son regard m’est interdit.

Les brancardiers sont partis, je n’ai pas fait attention, je ne vois que ce petit être dans le velours couleur pêche, et la brassière que j’ai tricotée.

 

Oh mon bébé si gracieux. Moi qui ne suis pas belle, comment ai-je pu faire un bébé si beau ?

 

Je bombarde ton père de questions, il me raconte en quelques mots qui me laissent frustrée, m’apporte l’appareil numérique avec les images de ce que j’ai manqué. Je fais défiler les photos …je lance le miniclip de ce que je crois être le premier bain …

Mon cœur manque un battement : on est en train de donner une seringue de lait à mon bébé !

Voilà pourquoi la pièce est silencieuse, voilà pourquoi mon bébé n’est pas là à pleurer et à chercher mon regard. On a donné du lait à mon bébé. Sans même me prévenir.

Comment a-t-on pu ? J’ai tant répété que je voulais l’allaiter ! Personne ne m’a rien dit, ne m’a rien demandé ! Comment a-t-on osé ?

Comment a-t-on osé !

J’enrage, ma gorge est serrée, j’étouffe de sanglots silencieux.

Je ne sais même pas qui haïr.

 

Mon bébé, c’est mon lait que tu aurais dû boire dans l’heure de ta naissance, c’est mon goût et mon odeur qui devaient te rassasier, c’était ce que ton corps avait préparé dans le mien. C’était notre moment de reconnaissance ! C’était à nous et même cela on me l’a pris.

Mon bébé que je n’ai pas su protéger, mon bébé qui ne me connaît pas encore.

 

Ma colère se dissout dans la honte.

Je suis restée impuissante, j’ai abdiqué ma volonté contre un mirage de sécurité, deux mots habillés d’une blouse blanche autoritaire et j’ai baissé les bras.

Je n’ai pas su te protéger.

J’ai mal.

 

Personne ne le comprend.

Ton père rayonne : son joli bébé, au visage que la naissance n’a pas déformé … dans quelques jours je l’entendrai dire à un ami que tout s’est bien passé et j’en perdrai le souffle : comment peut-il dire ça ?

J’ai mal. La cicatrice me torture. J’envoie des messages joyeux à tout le monde pour annoncer ta venue, même si je t’attends encore. Ma choupinounette à qui je parlais dans mon ventre, où es-tu ? Il y a pourtant ce si joli bébé dans sa coque de plastique, c’est mon bébé et je le sais, j’attends qu’il se réveille.

 

J’attendrai encore cinq heures.

 

 http://ma-vie-en-mieux.over-blog.com/pages/SARAHL_EST_NEE_2582006_suite_et_fin-980183.html

 

 

 

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