Depuis que j'ai appris dans l'auberge du
Trèfle à Quatre Feuilles que mon ventre abritait une promesse, j'ai déménagé.
Je ne parle pas de mon petit appartement sous les toits de
Montrouge.
Je parle d'un monde où je pouvais entendre parler d'un enfant malade
sans frémir. D'un monde où je pouvais voir des navets avec des fusillades et plein de méchants fauchés par les balles, sans penser à leur mère. D'un
monde où le trou de la couche d'ozone ne concernait que mon présent et quelques années de plus.
Avant, je lisais les faits divers et je me disais "c'est
affreux".
Maintenant, je lis qu'un enfant est mort, et ça me broie. J'ai mal
aux cœurs de toutes les mères dont les enfants ont mal. J'ai le vertige quand j'y pense.
Depuis que mes oiselles ont rejoint notre rivage, j'ai peur de la
mort. Avant j'avais seulement peur de mourir, j'avais peur du passage, j'avais peur de la souffrance, j'avais peur de la peur. Maintenant je ne veux pas qu'elles grandissent sans
moi.
J'ai peur qu'il y ait une guerre. J'ai peur d'être
malade.
J'ai peur même pour ces mères déjà mortes … ce livre sur la rafle du
Vel d'hiv, les mères qui se suicidaient en sautant des gradins avec leur enfant dans les bras comme une ultime protection, ça me hante. Saurai-je à ce point protéger mes enfants
?
Depuis que mon premier bébé s'est niché en moi, j'ai compris ce
qu'était la peur, mais je ne l'ai pas encore apprivoisée.
J'ai peur pour mes filles, chaque jour qui passe pour chaque jour à
venir. J'ai peur de les perdre. J'ai peur de leur nuire. J'ai peur de ne pas être à la hauteur. J'ai peur qu'elles ne soient pas heureuses. J'ai peur de ne pas les voir grandir. J'ai peur que ce
monde ne les blesse. Je me fige quand j'entends le bleu du SAMU.
Depuis que j'ai reçu entre les mains le carnet de santé de SarahL,
je suis devenue un parent.
C'est surréaliste.
Avant, j'étais le centre de ma vie. A présent, je suis "le premier
cercle protecteur". Ce sont elles qui sont mon centre - et mon équilibre.
Depuis qu'Elsa a bousculé notre fusion à trois, de maman je suis devenue mère. J'ai cessé d'être ma fille telle que je fus la fille de ma mère, je suis la
mère de mes filles, j'ai mûri.
Avant, quand j'étais fatiguée, je dormais. Maintenant, même mes
grasses matinées sont au régime (eh oui, en plus j'ai 10kgs à perdre).
Avant, je voulais me réaliser. Je suivais des cours du soir, j'avais
un métier.
J'aime toujours mon métier, je suis écartelée.
Avant, j'écoutais de la variété – plutôt française, avec de
chouettes textes. Maintenant, j'écoute si ce n'est pas une des filles qui pleure. Avant je
sortais le soir. Maintenant je sors la poubelle à couches.
Je m'intéresse aux histoires que se racontent les mères de famille.
Je sais qui est petit gourou.
Avant, j'avais un compagnon qui prenait soin de moi, et ça me
plaisait, et qui se moquait de tout, et ça me faisait rire. A présent, je le regarde m'oublier et je lui en veux, je le regarde être père, et ça me bouleverse.
Avant je savais quelle mère je ne voulais pas être. Je ne savais pas bien celle que je souhaitais devenir, mais j'observais les familles et je choisissais mes modèles.
Maintenant savoir qui être dans l'absolu, c'est dépassé : je cherche surtout ce que je dois faire au quotidien – et comment y
parvenir (et purée il y a du boulot).
Depuis que mes enfants sont là, j'ai envie de créer pour elles,
autour d'elles, et surtout j'ai envie de les aider à créer. Je redeviens écolière, je me rappelle nos jeux, nos œuvres, nos chansons.
Je vois le monde à travers elles. Je parle le français comme une
langue étrangère.
Je redeviens mammifère. Je suis ancrée dans la nature, j'accueille à
chaque fois mon bébé dans ce miracle. Son corps blotti contre le mien, sa chaleur au creux de la mienne, elle m'incorpore et se nourrit de moi. Qu'importent les chagrins, les cris, les colères,
les obstacles, les séparations, la peur, la faim - je la prends contre moi et elle tète presque jusqu'à la transe. Elle s'abandonne au plaisir, au réconfort, à l'apaisement, et ça
m'émerveille.
Depuis que je suis devenue un maillon de la chaîne, j'ai quelque
chose à transmettre.
Je veux que leur monde soit beau, je voudrais donner et savoir aider
plus pour que les changements s'accélèrent. Je veux leur apprendre qu'on peut toujours faire une différence. Je veux leur apprendre à penser aux autres, mais je veux d'abord qu'elles pensent à
elles. Je veux leur apprendre à se comprendre elles-mêmes, je veux leur apprendre à aimer se faire plaisir. Je veux qu'elles s'aiment elles-mêmes.
Depuis qu'elles sont là, j'ai envie de faire le pitre, de les faire
jouer, de les surprendre, de les éblouir, de les faire rire. J'ai envie de leur apprendre à lire, et de leur apprendre à danser, de leur faire découvrir le monde. J'ai envie qu'elles me
l'apprennent à leur tour. J'ai envie de devenir jolie.
J'ai envie de les porter contre moi, de les serrer, de les humer,
d'enfouir mon visage dans leur cou. J'ai envie de les voir s'approprier l'univers que je crois familier, pour elles tout est une première fois - elles qui sont presque ma dernière "première
fois".
Je réapprends la lune, je réapprends la neige.
Je les regarde et je les écoute dormir, leur visage si pur et si
serein, cette petite respiration de sommeil qu'elles ont eue chacune à leur tour : trois inspirations rapides et tout le corps qui se relâche, dans la confiance du foyer que nous avons créé pour
elles.
J'ai envie d'arrêter le temps sur leur gaieté, j'ai envie de graver
dans mes entrailles le sourire édenté, l'éclat de rire insouciant, les mots brouillons, ébauchés, détournés. Les appels "maman ! 'ega'de !"
Maman, c'est moi.
Depuis qu'elles ont fait de moi plus que
moi-même.
Elles sont ma vie, en mieux.